C’est paradoxal.
On parle de musique. D’arrangement. De mix. De texture. De sound design.
Mais de quoi parlons-nous, en réalité, si personne n’écoute vraiment ?
On enchaîne les plugins, les samples, les couches.
On cherche des recettes, des résultats, des sensations “pro”.
Mais entre deux automatisations, on oublie une chose fondamentale :
l’écoute n’est pas passive.
Ce n’est pas un réflexe. Ce n’est pas un acquis.
C’est une compétence.
Un geste.
Un art.
Un état.
Et parfois… un muscle à rééduquer.
Dans le studio, on le voit souvent.
Des musicien·ne·s brillants, mais sourds à leur propre création.
Des producteurs qui entendent “le son”, mais plus le “sens”.
Des mixeurs qui sculptent… sans vraiment percevoir ce qui est là.
Alors on va parler de ça.
De cette capacité fondamentale qu’est l’écoute.
Et de pourquoi elle est la clé oubliée du musicien contemporain.

Écouter ≠ entendre
La différence peut sembler sémantique. Elle est existentielle.
- Entendre, c’est percevoir un son.
- Écouter, c’est lui prêter attention. C’est le suivre. Le questionner. Le reconnaître. L’intégrer.
On peut entendre mille fois une note… sans jamais vraiment l’écouter.
On peut entendre une progression d’accords… sans jamais sentir sa tension réelle.
Et dans le monde saturé où nous vivons, cette confusion est partout.
La rapidité de production, la surconsommation de musique, l’automatisation des outils ont tout rendu accessible… sauf peut-être la qualité d’écoute.
Pourquoi l’écoute s’atrophie aujourd’hui
1. Parce qu’on produit plus vite qu’on ne perçoit
Le “workflow” a remplacé le temps d’écoute.
Il faut avancer. Finir. Poster. Publier.
Et dans ce flux, on n’écoute plus pour ressentir. On écoute pour valider.
C’est un vrai problème.
2. Parce qu’on est conditionnés à “juger” plus qu’à “recevoir”
“Ce son est bien ?”
“Ce mix est assez propre ?”
“C’est pro ?”
Chaque écoute devient une évaluation.
Or une vraie écoute n’est pas critique. Elle est curieuse.
3. Parce qu’on écoute souvent “dans le mental”
Analyser, mesurer, comparer.
Tout ça est utile. Mais pas suffisant.
L’écoute active, sensible, vivante, se fait dans le corps. Dans le moment. Pas dans l’analyse mentale.
L’écoute est un outil de création
C’est peut-être la clé la plus négligée :
on ne crée pas bien si on n’écoute pas profondément.
- Un arrangement bien écrit mais mal écouté reste froid.
- Un mix techniquement équilibré mais mal ressenti sonne creux.
- Une voix bien captée mais mal perçue dans son intention tombe à plat.
L’écoute permet :
- d’entendre les intentions réelles derrière une prise,
- de sentir le rôle de chaque élément dans l’écosystème d’un morceau,
- de laisser émerger les zones de tension ou de respiration,
- de choisir quoi dire, quand, et comment.
Et surtout : elle permet de retrouver une posture sensible face au son.
Au studio : les écoutes qui transforment une session
Ici, au Sound Up Studio, il nous arrive de couper toutes les pistes, et de dire :
“On va juste écouter cette ligne. Pas pour la juger. Pour la ressentir.”
Souvent, cette écoute révèle :
- un rythme caché,
- une fragilité touchante,
- une tension insoupçonnée,
- un moment de grâce oublié.
Et parfois, c’est dans cette attention retrouvée que le morceau se débloque.
Écouter, c’est un engagement
Écouter, c’est :
- s’ouvrir au son, sans chercher à le contrôler immédiatement,
- lui accorder du temps, sans imposer une grille de lecture,
- l’accueillir tel qu’il est, sans projeter une attente.
C’est un geste profondément humain.
Et aujourd’hui, ce geste est en voie de disparition chez bon nombre de musicien·ne·s.
Non pas par paresse.
Mais parce que tout pousse à aller vite, à produire, à optimiser.
Mais la création n’est pas une production.
Et sans écoute, il n’y a plus de musique.
Il y a des sons, des séquences, des résultats.
Mais plus d’histoire.
Les différentes formes d’écoute (et ce qu’elles permettent)
🎧 1. L’écoute analytique
Utile, mais à double tranchant. Elle permet :
- de repérer les fréquences parasites,
- d’évaluer l’équilibre,
- de comparer des rendus…
Mais attention : elle est mentale. Elle ne dit rien de l’émotion.
🎧 2. L’écoute attentive
Celle où l’on est présent, concentré, réceptif.
Elle permet de :
- ressentir l’effet global d’un morceau,
- capter les déséquilibres émotionnels,
- percevoir le chemin narratif d’un titre.
C’est celle qu’il faut retrouver en amont du mental.
🎧 3. L’écoute flottante
Celle qui laisse aller. Qui ne cherche pas. Qui accueille.
Souvent, c’est là qu’apparaissent les intuitions créatives.
Une idée de rupture. Une coupe inattendue. Une piste à retirer.
C’est une écoute ouverte. Créative. Vivante.
L’écoute comme pratique (et non comme réflexe)
On croit que l’écoute est innée.
Mais elle s’entraîne. Elle s’affine. Elle se cultive.
Comment ?
- En écoutant moins, mais mieux
(un seul morceau, en boucle, pendant une heure… et l’entendre autrement) - En variant les contextes
(casque, pièce vide, voiture, silence total…) - En écoutant “au-delà” de la musique
(sons du quotidien, ambiances naturelles, textures urbaines…) - En écoutant sans juger
(suspension du goût personnel, posture d’accueil) - En réécoutant ce qu’on a fait… longtemps après
(pour entendre ce qui nous échappe dans le feu de l’action)
Écouter les autres (et écouter ensemble)
L’écoute ne se limite pas à soi.
Elle est aussi relationnelle.
- En studio : écouter l’autre sans projeter son idée.
- En co-création : entendre ce que l’autre entend, même si on ne le perçoit pas encore.
- En pédagogie : écouter ce qui est dit dans une voix, un silence, une hésitation.
L’écoute est un pont.
Et aujourd’hui, c’est peut-être le plus fragile de tous.

L’écoute, c’est aussi du silence
On parle beaucoup. On sonorise tout. On remplit.
Mais une écoute profonde commence souvent par un moment de silence.
Ce silence-là n’est pas vide.
Il est préparatoire.
C’est l’espace dans lequel le son pourra vraiment apparaître.
Et c’est dans cette tension-là que se joue l’intensité d’une écoute.
Écouter, c’est accepter de ne pas savoir
Un son peut être étrange. Une intention floue.
Une prise “mal jouée”… mais juste.
Un mix déséquilibré… mais émouvant.
Et si on juge trop vite, on rate le moment.
Écouter, c’est laisser une chance à l’inattendu.
À ce qui n’est pas conforme.
À ce qui échappe aux normes.
Et c’est là que la musique redevient un geste vivant.
Quelques exercices simples pour réentraîner l’écoute
1. L’écoute d’un seul son
Choisir un sample, un pad, une voix.
L’écouter en boucle, sans rien faire.
Observer ce qui change, ce qu’on entend à la 15e écoute et pas à la 2e.
2. Écoute en position allongée, yeux fermés
Un morceau en entier. Sans distraction.
Juste pour laisser émerger les images, les tensions, les sensations.
3. L’écoute désynchronisée
Écouter une rythmique ou un pad seul, sans la voix.
Puis l’inverse.
Observer ce que ça change. Ce que l’un révèle de l’autre.
4. Écouter le silence avant et après le morceau
Ce n’est pas une blague.
L’avant et l’après disent souvent beaucoup sur la manière dont on perçoit ce qu’on vient d’entendre.
Conclusion : écouter, c’est redevenir musicien
Pas producteur.
Pas technicien.
Pas performer.
Musicien.
Celui ou celle qui vit dans le son, pas au-dessus de lui.
Celui ou celle qui perçoit, ressent, affine, transforme.
Et si aujourd’hui l’écoute se perd, ce n’est pas une fatalité.
C’est une invitation.
À ralentir.
À choisir.
À écouter ce qui est là… avant de chercher à ajouter plus.
Parce que parfois, la vraie beauté d’un morceau ne se trouve pas dans ce qu’on a mis dedans.
Mais dans la façon dont on l’a écouté.