Un son, c’est une vibration.
Un signal. Une pression. Une onde.
Mais pour l’oreille humaine — ou plutôt, pour le cerveau — un son est bien plus qu’un simple phénomène physique.
Il est un événement localisé.
On n’entend pas juste une note :
on l’entend ici, là, derrière, au-dessus, proche, lointaine, large, serrée, diffuse.
Ce que nous appelons “l’espace sonore” n’existe pas dans le son lui-même.
C’est le cerveau qui le fabrique.
À partir d’indices subtils, de réflexes archaïques, d’habitudes perceptives, de constructions sensorielles…
Il reconstruit un monde en trois dimensions à partir d’un signal plat.
Et c’est dans cette illusion active, dans cette cartographie mentale du son, que naît l’expérience spatiale de la musique.
Le mythe du son “spatial”
Le son, en lui-même, n’est pas spatial.
Il n’a pas de direction, pas de profondeur.
C’est une vibration qui se propage dans l’air, unidimensionnelle, aveugle à sa propre source.
Ce n’est qu’au moment de la réception, grâce à l’architecture de notre corps — et surtout à l’interprétation du cerveau — que le son prend une localisation, une distance, une direction.
Ce que nous appelons “gauche” ou “droite” n’est pas inscrit dans le son :
c’est le fruit d’une construction neuronale.
Et cette construction, si on la comprend, on peut la manipuler, la détourner, la sublimer.

Les bases de la spatialisation auditive
Indices interauraux
- Différence de temps d’arrivée (ITD)
Un son arrive légèrement plus tôt à une oreille qu’à l’autre.
Le cerveau calcule ce décalage pour en déduire la direction horizontale. - Différence d’intensité (ILD)
Un son est plus fort dans l’oreille la plus proche.
Le cerveau utilise cette asymétrie pour estimer la latéralité.
Indices de coloration spectrale
Le pavillon de l’oreille modifie le spectre des sons selon leur origine spatiale.
Ces micro-variations fréquentielles donnent des informations verticales et frontales.
Réverbération et réflexions
La présence de réflexions sonores, leur intensité, leur délai par rapport au son direct, construisent :
- la perception de la taille de l’espace,
- la distance de la source,
- la texture de l’environnement.
Mouvement de la tête
À chaque mouvement, le cerveau recalcule les différences d’indices.
C’est cette dynamique qui stabilise la perception spatiale, même quand on bouge.
Ce que le cerveau fait du son
Le cerveau n’enregistre pas le son comme un micro.
Il le recompose.
À partir de signaux imparfaits, il fabrique :
- une direction,
- une distance,
- une impression d’ampleur,
- une “présence”.
Et cette construction est :
- subjective,
- contextuelle,
- plastique.
Deux personnes peuvent entendre la même source dans deux espaces mentaux différents.
C’est ce qui rend la spatialisation aussi passionnante qu’imprévisible.
En mixage : sculpter l’illusion spatiale
Le mixeur travaille dans un espace virtuel.
Mais il peut utiliser des outils précis pour :
- élargir,
- rapprocher,
- isoler,
- projeter des sons dans un espace subjectif.
Et tout repose sur la manipulation des indices psychoacoustiques.
La stéréo
C’est le système de spatialisation le plus courant :
- panorama gauche/droite,
- différences de volume,
- légers délais,
- égalisation ciblée.
La stéréo crée une largeur horizontale perceptible, même sur deux simples haut-parleurs.
La profondeur par traitement
- Réverbération
Plus un son est noyé dans la reverb, plus il paraît distant. - EQ et atténuation des aigus
Un son sans aigus semble plus loin.
L’atténuation haute fréquence est un indice de distance. - Compression et enveloppe
Une attaque douce, une dynamique aplatie éloignent le son dans l’espace perçu.
Le contraste
Un son paraît proche parce que les autres sont lointains.
La spatialisation est toujours relative.
Sculpter l’espace, c’est aussi organiser les contrastes.
Au-delà de la stéréo : immersion et spatial audio
Avec l’émergence de formats comme le binaural, l’Ambisonic, le Dolby Atmos ou le 360 Reality Audio, de nouveaux outils permettent de créer une expérience spatiale étendue.
Le principe reste le même :
induire une illusion cérébrale.
Mais avec :
- plus d’axes (hauteur, rotation),
- plus de finesse dans la simulation de la tête humaine (HRTF),
- plus de degrés de liberté dans la projection des sources.
Cela ouvre la voie à une narration spatiale.
À une sculpture sonore en trois dimensions.
Cas concrets de spatialisation musicale
Exemple 1 : Éloigner un pad pour libérer la voix
Un pad trop présent crée une sensation d’encombrement.
En l’atténuant dans les aigus, en ajoutant une reverb longue, en le panoramisant légèrement, il s’éloigne.
Résultat :
- la voix centrale paraît plus proche,
- l’espace s’ouvre,
- la tension respiratoire diminue.
Exemple 2 : Jouer sur la confusion spatiale
Dans une intro ambient, charger plusieurs sons sur le même canal central, légèrement déphasés, crée une sensation flottante.
Le cerveau hésite.
Il cherche une source.
Et ce flottement devient un élément émotionnel.
Exemple 3 : Création d’un espace imaginaire en binaural
À l’aide d’un simulateur HRTF, un instrument est placé en rotation autour de la tête.
L’effet est physique :
le son semble tourner, traverser, habiter l’espace intérieur.
Ce n’est pas réaliste.
C’est sensoriellement plausible.
Et c’est ce qui importe.
En studio : la spatialisation comme narration
Au Sound Up Studio, nous considérons la spatialisation comme :
- une fonction artistique,
- une respiration du mix,
- une narration invisible.
Chaque son a :
- sa place,
- son rôle,
- sa posture dans l’espace.
Un kick frontal, une nappe latérale, une voix suspendue…
Tout cela raconte quelque chose, même sans mots.
Et ce récit spatial est souvent ce que retient l’auditeur sans le savoir.

Le rôle émotionnel de l’espace
- Proximité
Un son proche = intime, direct, urgent. - Distance
Un son lointain = rêvé, contemplatif, fragile. - Largeur
Un son large = ampleur, puissance, expansion. - Hauteur
Un son “au-dessus” = éthéré, aérien.
Un son “en dessous” = grave, profond, souterrain.
Ces impressions ne sont pas techniques.
Elles sont corporelles.
Et le mixage spatial devient une forme d’écriture sensorielle.
La spatialisation, une compétence d’écoute
Travailler l’espace sonore, c’est d’abord :
- écouter ce que fait notre cerveau,
- comprendre ce qu’on perçoit,
- développer une attention aux indices subtils.
Il faut :
- apprendre à entendre la profondeur,
- écouter la largeur comme un jeu de tension,
- percevoir les mouvements, les respirations de l’espace.
Cela demande du temps.
Mais surtout une posture d’écoute augmentée.
Pièges à éviter
- Confondre “stéréo large” et “bon espace”
Un mix large mais sans contraste spatial reste plat. - Surcharger de reverb
Trop de reverb floute l’espace.
La profondeur se construit aussi par le contraste de proximité. - Oublier le mono
Vérifier régulièrement en mono permet de s’assurer que les choix spatiaux ne détruisent pas la cohérence sonore. - Travailler l’espace sans intention
Chaque placement spatial doit servir le récit.
Conclusion : entendre l’espace, sculpter la perception
L’espace sonore n’existe pas dans le son.
Il existe dans l’oreille.
Et plus encore :
il existe dans le cerveau.
Composer, mixer, produire, c’est alors apprendre à :
- comprendre cette illusion,
- jouer avec elle,
- la détourner,
- la magnifier.
L’espace devient un langage.
Un outil narratif.
Un champ poétique.
Et si l’on apprend à entendre ce que notre cerveau fabrique,
alors on peut, peut-être, composer non plus des morceaux,
mais des paysages mentaux.